La construction du canal sur la rivière Massacre par les paysans du Nord-Est a suscité une vague de patriotisme dans tout le pays. Tout est mis en œuvre pour assurer le succès de cette initiative, qui est une démonstration de la volonté d’atteindre l’autonomie alimentaire des Haïtiens. Les agronomes, les ingénieurs et les maçons travaillent aux côtés des paysans pour répondre de manière proportionnée à la politique humiliante de l’actuel président de la République dominicaine, Abinader. L’histoire des deux pays est également mise en avant, avec mention du massacre de 1937 et de l’unification de l’île entière sous la gouvernance de Boyer.
Il est important de souligner les préoccupations liées à la manipulation de l’histoire, qui a engendré une profonde animosité entre les Haïtiens et les Dominicains. Selon certains observateurs éclairés, ces deux groupes sont victimes des discours historiques entretenus par les élites depuis des décennies, qui ont profité de l’exploitation des ressources et de la main-d’œuvre de l’île, sous l’œil attentif de l’impérialisme américain. Ces mêmes discours historiques rétrogrades et violents sont encore véhiculés par les acteurs politiques en mal de légitimité et qui jouent sur la corde du nationalisme pour se refaire une virginité politique.
En 2013, un ouvrage intitulé « Haïti et la Restauration de l’Indépendance Dominicaine » a été publié dans la collection « Textes Retrouvés » de C3 Éditions, sous la direction de Michel Soukar. Cet ouvrage regroupe trois études réalisées par deux intellectuels haïtiens, Pierre Eugène de Lespinasse et Jean Price Mars, ainsi qu’un intellectuel dominicain nommé Agustin Ferrer. Ces études couvrent une période allant de 1861 à 1865, il s’agit d’une contribution importante à l’histoire des relations entre Haïti et la République dominicaine, mettant en lumière un aspect souvent négligé : la manière dont Haïti, dirigé à l’époque par le président Fabre Geffrard, a contribué à la restauration de l’indépendance de la République dominicaine, qui était alors sous la domination de l’Espagne, une puissance coloniale. Les crises périodiques dans les relations entre les deux pays offrent des occasions précieuses pour une compréhension historique approfondie de cette région, et c’est précisément ce que propose cet article.
Pour aborder la question de la restauration de l’indépendance dominicaine, il est essentiel de retracer l’histoire de son acquisition. Les premières tentatives d’indépendance de la République Dominicaine remontent à 1821 sous la direction de Nuñez de Cacerez. Cependant, cette indépendance était précaire sur les plans économique et politique. Il était envisagé que la République Dominicaine rejoigne la Grande Colombie, mais cette initiative s’est avérée non viable. En conséquence, le groupe dirigé par Cacerez a choisi de s’aligner avec Haïti à une époque où le nom même d’Haïti était considéré comme un dissuasif pour les puissances coloniales occidentales, en particulier après la défaite de Napoléon et de ses troupes expéditionnaires.
Sans recourir à la force, Boyer, accompagné de sa garde présidentielle, a fait une entrée triomphale dans la capitale où Nuñez de Cacerez lui a remis les clés de la ville. Boyer a refusé cet acte symbolique, affirmant qu’il n’était pas venu en conquérant. Il a ensuite réorganisé l’administration dominicaine et aboli l’esclavage. Cependant, les éléments réactionnaires de la société dominicaine de l’époque n’ont jamais pardonné à Boyer cet acte, car il remettait en question leur suprématie sociale, économique et politique sur le reste de la population dominicaine.
Les troubles résultant des conséquences de l’ordonnance de Charles X, la chute de Boyer et l’incapacité de ses successeurs ont conduit des figures telles que Duarte à proclamer l’indépendance de la République Dominicaine en 1844, face à Haïti. Cette indépendance a perduré pendant 17 ans. Le chef de l’État de l’époque, Pedro Santana, confronté à des difficultés financières et méfiant envers les dirigeants haïtiens qui cherchaient à mettre en œuvre la doctrine internationaliste de Dessalines concernant l’unification de l’île, a finalement renoncé à l’indépendance et a replacé le territoire sous la domination espagnole. Santana a été critiqué pour cette décision, notamment par le président Geffrard, qui cherchait à garantir la sécurité de l’île par une collaboration entre les deux États afin d’éviter toute tentative de colonisation occidentale. Ce contexte historique est fortement influencé par le printemps des peuples, l’éveil des nationalités et l’aspiration à la liberté des peuples. Geffrard a vivement protesté contre ce revirement du président Santana.
Toujours, selon les études menées par les intellectuels haïtiens et dominicains, les Espagnols ont commis quatre erreurs majeures qui ont aliéné la sympathie du peuple dominicain. Tout d’abord, ils se sont violemment approprié le bétail des Dominicains, alors que l’économie dominicaine de l’époque reposait largement sur l’élevage. Ensuite, ils ont imposé le mariage catholique et exclu les enfants illégitimes, dans une société où l’union libre était largement pratiquée. De plus, ils ont imposé des taxes excessives sur les produits étrangers non espagnols et envisageaient de rétablir l’esclavage, qui avait été aboli à deux reprises par Toussaint et Boyer. Ces mesures ont déclenché la guerre de libération nationale. Dans un premier temps, les indépendantistes dominicains ont sollicité l’aide des Américains, fraîchement sortis de la guerre de Sécession. Cependant, les Américains ont refusé cette aide, étant eux-mêmes dans une période d’instabilité. Les indépendantistes dominicains se sont alors tournés vers Haïti pour obtenir un soutien.
L’aide apportée par le président Geffrard se déployait de deux manières, impliquant trois personnalités de confiance. Tout d’abord, à la cour d’Espagne, il sollicitait les bons offices du gouvernement espagnol en ayant recours à Thomas Madiou pour servir de médiateur entre ce dernier et les indépendantistes dominicains. En parallèle, de manière plus confidentielle, Geffrard offrait des conseils, un soutien militaire et financier pour aider à résister aux assauts de l’armée espagnole. Ernest Roumain et Desimus Doucet étaient les hommes de confiance de Geffrard chargés de cette tâche, opérant entre Ouanaminthe et Santiago. Par la suite, un échange de correspondances s’est instauré entre les deux parties dans le but de trouver une issue honorable pour l’Espagne et de mettre fin à une guerre dont le prolongement aurait pu être fatal pour les indépendantistes. L’Espagne disposait en effet de Cuba et de Porto Rico comme bases d’approvisionnement militaire. Finalement, un dénouement est survenu dans cette histoire de guerre.
Le gouvernement expéditionnaire espagnol déployé sur le territoire dominicain a été renversé en raison de son échec à maintenir la domination espagnole. Le nouveau gouvernement s’est montré plus ouvert à une solution diplomatique de la crise. Geffrard, par une requête, a offert une porte de sortie à la Reine d’Espagne, qui a finalement ordonné l’évacuation des troupes espagnoles, pour le plus grand bonheur des indépendantistes dominicains. Gregorio Lupéron, qui deviendra président de la République Dominicaine par la suite, a affirmé qu’il avait une dette éternelle envers Geffrard pour son rôle dans cet événement historique. Cette période de l’histoire diplomatique illustre une fois de plus que la lutte contre le colonialisme est profondément enracinée dans la culture haïtienne. Il convient d’admirer la maîtrise de la politique internationale de Geffrard, qui a su à la fois conduire les Dominicains vers la restauration de leur indépendance par des moyens militaires et diplomatiques.
Cependant, à partir de l’arrivée au pouvoir de Trujillo, un régime dictatorial a entrepris de réécrire l’histoire de l’indépendance de la République Dominicaine, en mettant l’accent sur l’année 1844 plutôt que 1865. Cela visait à justifier une différenciation et une identité distincte par rapport à Haïti, au nom de l’altérité hispanique. La notion de « Dominicanidad » est devenue une construction historique des élites dominantes pour monter le peuple dominicain contre les Haïtiens, en utilisant la supériorité de la race et de la couleur comme arguments. Cette tendance persiste jusqu’à aujourd’hui et a façonné la politique dominicaine depuis la dictature de Trujillo. Les faits historiques démontrant la collaboration entre les deux peuples au nom de l’humanité ont été étouffés par l’oligarchie dominicaine, sous l’influence de l’impérialisme américain et des entreprises multinationales. C’est une manifestation du néolibéralisme qui a attribué des rôles distincts à chaque territoire de l’île.
La citation de Juan Bosch dans sa lettre aux patriotes dominicains, « Comment peut-on aimer les siens et haïr les autres ?« , résonne toujours et invite à réfléchir sur l’anti-haïtianisme qui persiste. Le creusement de ce canal devrait s’inscrire dans une stratégie visant à lutter contre les élites des deux États et les entreprises multinationales qui les soutiennent, plutôt qu’à s’opposer au peuple dominicain, qui lui aussi est victime du capitalisme néolibéral, source de mort, de désolation, d’exclusion et de marginalisation pour les pays de l’hémisphère sud.
Richecarde Célestin| Opinion