Un récapitulatif s’avère important afin de comprendre les mots qui suivront dans cet article. À l’heure où l’on parle, les commissariats tombent les uns après les autres. Les deux plus grands centres pénitentiaires du pays ont été cassés. Plus de 5000 prisonniers, parmi lesquels des criminels notoires, ont disparu dans la nature. D’autres affirment même qu’ils ont fondu avec la population locale. Les groupes armés unis et organisés orchestrent des attaques sur différents points stratégiques de la capitale et des zones environnantes, dont l’aéroport international Toussaint Louverture. Le Premier ministre fait la navette entre les États-Unis et les États de la Caraïbe.
Après plus de 4 jours de tentatives pour rentrer en Haïti, nul ne veut prendre la responsabilité de l’acheminer dans le pays, à la suite de sa visite au Kenya pour finaliser l’accord prévoyant l’intervention policière internationale. De là, les contacts se multiplient. Certains, dont les partisans du Premier ministre, veulent que ce dernier rentre au pays pour mettre de l’ordre, d’autres, dont les acteurs de la CARICOM, lui demandent de remettre sa démission afin de baisser la tension en Haïti. Celui-ci refuse. Démissionner ne fait pas partie de ses plans. La communauté internationale, dont les États-Unis en tête, ne peut pas avoir une position fixe. Étant acteur dans la crise par leur appui au régime, ils ne veulent pas que la situation leur échappe. Nous sommes seuls face à cette situation. De plus, nous sommes prisonniers, car les déplacements, même pour se ravitailler, sont risqués. Les tirs sporadiques se font entendre chaque soir. La terreur est à son paroxysme.
Les Haïtiens font face à quoi au juste ? Il faut, avant toute analyse, se mettre d’accord sur les termes à utiliser. On ne fait plus face à des gangs, mais à un groupe hiérarchisé, ou du moins à une alliance entre les groupes armés, clairs sur une chose : déboulonner ce gouvernement à tout prix, en commençant par couper l’accès du pays au Premier ministre. L’après n’est pas encore fixé, malgré les différents accords qui se tissent entre les acteurs politiques présents sur le terrain. Il y a même lieu de dire que ces acteurs ont l’accord politique, tandis que les groupes armés ont la force politique. Ce qui en fait, constat est fait, des acteurs politiques pouvant appuyer ou saboter une action par leur capacité à agir violemment. En face, pas de force proportionnelle. La présence policière n’est pas constatée. Repli stratégique ou incapacité ? Le temps y répondra à coup sûr.
Il s’agit manifestement de comprendre. Comprendre comment cela s’est produit. Pour toute réponse, il faudrait retourner dans l’histoire même du processus démocratique entamé à partir de 1986. Après le départ du dictateur, synonyme de chute de la dictature, le peuple haïtien s’est engagé à changer l’orientation de l’État. Il faut que l’État en Haïti soit un instrument de justice sociale et de réparation des crimes commis par la dictature et qu’il lance le pays vers le développement endogène. Mais la communauté internationale et le secteur réactionnaire du pays avaient eux aussi leur propre agenda démocratique.
Pendant que le peuple se focalisait sur l’effectivité des droits humains, plus précisément des droits socio-économiques, une pseudo-démocratie basée sur des élections frauduleuses était leur arme stratégique pour contrôler les couloirs de l’État post-dictature. Malgré cela, ils ne peuvent pas bloquer l’accès à la présidence de Jean Bertrand Aristide. Par deux fois, il a accédé à la présidence, par deux fois il a été victime de coup d’État. D’obédience populaire, le système international l’a même utilisé pour appliquer les directives du Pacte d’ajustement structurel visant à retirer à l’État ses responsabilités interventionnistes et à ouvrir le marché haïtien au néolibéralisme destructeur de la production nationale.
Comme si cela ne suffisait pas, ils ont également préparé le terrain pour la venue du régime d’extrême droite PHTK afin de renforcer beaucoup plus leur modèle économique criminel. Ceux-ci n’ayant pas de projet de société émancipateur, antinationaux en plus, ont armé les espaces d’exploitation extrême qui sont les ghettos urbains. En armant des jeunes, ils ont non seulement contrôlé l’espace politique et empêché la campagne des autres partis et candidats. Étant au pouvoir, le régime, avec la complicité de la communauté internationale, a réprimé dans le sang toute mobilisation et contrôlé la circulation de la population à Port-au-Prince. Les groupes armés ayant compris ces manœuvres politiques et la douloureuse mémoire de 2004 et de la MINUSTAH ont développé leur propre couloir d’approvisionnement en armes et en munitions.
Le monstre que le régime a créé s’est retourné contre eux. Et il a fallu faire appel à l’aide militaire internationale pour les réprimer, organiser les élections et se renouveler encore une fois. Il est triste de constater que le pays est en passe de devenir un État narco, comme ceux de l’Amérique latine dans les années 80 et 90, où ce sont les groupes armés qui bougent, non sans violence, l’échiquier politique. Il va falloir s’attendre à compter avec eux s’il n’y a pas de forces proportionnelles nationales ou internationales pour mater cette guérilla urbaine. Sinon, c’est une nouvelle page de violence, de crime et de trafic de tout genre qui va s’ouvrir sur le pays. Et le robinet de sang ne se fermera pas. La terreur actuelle change la narrative sur les groupes armés. Forts de leur posture, la négociation semble être le seul chemin à entreprendre. Car aucun accord ne peut être viable sans un minimum de paix. Mais cette paix, l’Etat, le gouvernement et le régime actuel doublé d’une géopolitique criminelle ne peut le garantir. Comme l’a affirmé Jean Price Mars dans la fin de son livre sur Haïti et la République Dominicaine, l’horizon est assombrissant et personne n’est à l’abri.
Mag.2 News