On se trouve sur le Champ de Mars à Port-au-Prince, aux abords de la place Dessalines, de Pétion et de Christophe. Un groupe composé particulièrement d’hommes s’engage dans un débat profond. L’un parle, les autres écoutent et se distribuent la parole à tour de rôle, les marchands également se mêlent à la partie. Assez souvent, ces débats s’exécutent tout près des marchands d’alcool forte. Les vendeurs d’eau tournent autour des débatteurs. Il est question de philosophie, d’ésotérisme, de culture, d’histoire, d’économie et surtout de la politique en Haïti. Les groupes varient de un à plusieurs avec des sujets extrêmement variés, des personnalités se sont créé un nom dans ces modèles d’échanges, à l’ombre des pères fondateurs, les gens discutent.
Ce sont ces mêmes personnes lors des crises récurrentes qui assurent la mobilisation sur le Champ de Mars. Aucune dynamique, aucune manifestation publique n’est légitime sans leur approbation, ce sont des militants. À une époque, leur nombre était considérable mais avec les pertes dans leurs rangs durant les grands moments de troubles, et le mot d’ordre passé par les autorités sécuritaires du Champ de Mars pour éparpiller tout rassemblement, ils sont réduits dans leur effectif.
Qu’est-ce qu’être un militant en Haïti ces 10 dernières années? Il faut commencer par dire que ce titre n’en est pas un beau, les préjugés sur leur porteur sont légion. On leur prête des activités de désordre, surtout lors de la destruction par le feu des stands en période carnavalesque. Ce sont aussi, selon les mêmes préjugés, des activistes politiques qui n’ont pas un travail, ou ont fini voire commencé une étude académique. Les préjugés arrivent même à leur profil physique. On leur dit sales, laids et prêts à tout pour défendre une petite part.
Les concepts sont aussi des espaces de lutte. Et très souvent, les organisations et personnalités engagées dans la lutte pour la dignité et les droits de l’homme doivent sans cesse utiliser la dialectique pour défendre l’image de ceux et celles qui sont engagés dans un autre niveau comme eux dans l’accomplissement d’un seul et même objectif. Créer une société où l’égalité et la justice sociale sont de mise. Car pour détruire une personne ou une cause, les réactionnaires jouent sur la parole et l’image pour construire une situation où la destruction de ces dynamiques est acceptable, voire nécessaire. À écouter les avis sur les militants en Haïti, leur sort doit être scellé soit par la mort ou la prison.
C’est la réalité depuis plus de 10 ans en Haïti, surtout à la capitale, où le pouvoir en place, sans cesse remis en question, fait usage de la violence pour se maintenir en place. Toute mobilisation est détruite par les forces de l’ordre. Assez souvent, ces activités portent les revendications des agents de ces mêmes forces dans ce qui a rapport avec la sécurité, les conditions de travail ou le salaire. Ce sont eux, ces militants, qui gardent toujours le narratif sur la situation du pays.
Le paradoxe est frappant. Car ce n’est pas en Haïti que cela se produit. Les militants des droits civiques dans les années 50 et 60 ont fait les frais de la brutalité policière, du racisme et des emprisonnements. Les voyageurs de la liberté, un groupe qui répartit dans plusieurs bus, voyagent d’État ségrégué en États ségrégués dans une philosophie de non-violence pour investir les espaces, les bars et les restaurants qui sont sous le coup des lois ségrégationnistes. En Amérique latine, les leaders paysans subissent la même violence d’État. Les descendants indigènes qui militent pour la préservation des espaces écologiques amazoniens ont été expulsés, voire tués pour cette cause. N’en parlons pas pour les militantes féministes de toute idéologie qui vont de leur vie, un sacrifice pour la cause d’une meilleure société. Porter le titre de militant peut amener à l’isolement, voire à la mort.
Le militant est celui qui est disposé à sacrifier sa vie pour les autres, pour une cause. On trouve des militants dans toutes les classes sociales. C’est d’abord une question de conscience. Martin Luther King, Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis faisaient partie de la classe dite privilégiée. Mais leur conscience ne leur a pas permis de vivre dans l’opulence dans un espace d’injustice et d’inégalité. Ce n’est pas une question de classe sociale, mais de conscience et de disposition pour mener à terme la lutte pour la dignité.
Cependant, le pouvoir réactionnaire fabrique également ses militants afin de discréditer une action noble, une manifestation pour sensibiliser et mobiliser les gens sur l’état des sociétés qu’ils évoluent. Il faut faire attention à l’infiltration. Comme l’a dit Jean-Paul Sartre, on ne peut être homme sans embrasser une cause. C’est le sens même de la militance. C’est une vie de formation idéologique et politique, de vulgarisation, et d’action en vue de réduire voire éliminer les inégalités sociales.
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